Ce dernier corps que vous traînez sur vos épaules pèse très lourd.
Sans doute parce que c'est celui de votre mère, la dernière à avoir succombé à l'épidémie de la «
peste
du
fer» qui vient de dévaster la région en seulement quelques semaines. Vous la jetez sur le bûcher où
brûle déjà
le reste de votre famille et de vos souvenirs.
La mort empeste tout le hameau de Plante-Citrouille, au milieu duquel se tient la ferme de vos
parents...
«Votre» ferme désormais... Du moins ce qu'il en reste.
Les quelques maisons resserrées autour du grand puits sont désormais vides. Seules les silhouettes
de
quelques
poules déplumées et de la bourrique de la vieille Brunhilde errent dans la fumée crématoire.
Lorsqu'un
battement
d'ailes vous fait lever les yeux au ciel, vous voyez une nuée de corbeaux voler au-dessus du
gigantesque
feu. Et
quand l'un d'eux pose sa fiente dans le brasier, vous soupirez à voix haute :
«Ça y est. Y a même plus d'respect...»
Seul sous un ciel nuageux, vous observez ce qui reste de votre vie, et repensez aux temps où lodeur
des
champs
de citrouilles embaumait la plaine qui s'étend au-delà des barrières de votre hameau. Vous vous
rappelez
leur
poids quand vous les chargiez dans les charrettes qui partaient pour les marchés des villages
alentour.
«Plante-
Citrouille», votre petit lieu-dit inexistant au milieu des vastes terres d'Erenner, jouissait
autrefois
d'une petite
réputation locale pour ses légumes tendres et sucrés. Même certains marchands d'Arkadie allaient
jusqu'à
traverser tout le continent pour s'en procurer et les revendre aux nobles décadents de la riche et
lointaine contrée
de Valoisie, toujours prêts à mettre le prix pour proposer à leur table les mets les plus fins et
les
plus exotiques.
Rien de bien fin ou d'exotique au sujet d'une citrouille cependant, et votre vie jusqu'alors reflète
assez bien
cette réalité.
Dès l'instant où vous saviez marcher, votre existence a été consacrée à la ferme. Vous avez aidé
votre
mère
aux champs, frotté les sols des écuries et ramassé les bouses pour le fumier de votre voisin sans
jamais
vous
plaindre. Les seules éclaircies dans cette monotonie infâme, vous les deviez à l'occasionnel
voyageur,
au
marchand extravagant, ou au rare mercenaire qui faisait escale dans votre minuscule bourgade. Les
derniers
étés cependant, vous aviez eu la chance de pouvoir voyager un peu avec votre oncle Fanta et de
parcourir
avec
lui les vertes plaines d'Erenner jusque sur la côte pour y vendre divers bibelots et y troquer
quelques
outils. Un
souvenir chaleureux, mais teinté d'amertume puisque ces voyages se terminaient toujours à
Plante-Citrouille,
où vous attendait une vie monocorde et terne. Une vie fantôme désormais.
Hanté seulement par le son des animaux et le crépitement des flammes qui dévorent avidement les
chairs
mortes de vos proches, vous réalisez que plus rien ne sera jamais comme avant...
«Et tant mieux parce qu'en soi, c'était vraiment une vie de merde», déclarez-vous aux corbeaux.
Un choix s'impose à vous désormais : que faire de votre jeune vie? Répandre les cendres des morts sur
les
champs, prier pour que les citrouilles repoussent et reprendre le flambeau de la ferme familiale? Ou
honorer le
souvenir de feu votre grand-père qui, avant de prendre sa retraite au milieu des légumes, a laissé
son empreinte
sur toutes les terres du continent d'Alkior?
Pour vous, il a toujours été «Pépé Citrouille». Mais vous entendez encore votre mère vous raconter
ses
aventures invraisemblables, toujours plus extravagantes les unes que les autres. Vous vous souvenez
que vous
étiez fasciné par les histoires qu'elle vous narrait au coin du feu : des contes d'épées, de dragons
et de guerres,
de temples engloutis et de royaumes en flammes. La légende d'Uther-la-Dent-dure a bercé votre
enfance et
a inexorablement fait germer la graine de votre imagination.
Après avoir semé la mort aux quatre coins du continent, sa légende disparut d'un seul coup.
L'invincible
Uther-la-Dent-dure se réveilla un matin et tout avait changé. Le goût du sang ne lui chatouillait
plus les
papilles, les hurlements de ses victimes ne sonnaient plus comme une douce sérénade à ses oreilles
et ses doigts
plongés dans les entrailles de ses ennemis ne dégageaient plus les fragrances des jours heureux. Un
autre destin
l'appela et il endossa joyeusement les haillons de Pépé Citrouille.
Dès lors, il ne planta plus de dagues, mais des graines, n'arracha plus de têtes, mais des mauvaises
herbes et
ne trancha plus que la gorge de ses poulets. Il construisit cette ferme et adopta un style de vie
sobre et discret.
fuvant sans doute l'ombre de ses batailles passées.
Vous avez toujours trouvé cette soudaine reconversion extrêmement curieuse, mais maintenant... Vous
serait-il possible de faire l'inverse? Abandonner la ferme et construire... Autre chose?
Vous étiez trop jeune pour bien vous souvenir de lui, mais la mémoire d'un conseil qu'il vous a
donné un
jour en vous tapotant la tête avec affection vous a marqué à jamais :
«C'est bien, Billy... Et souviens-toi de bien respirer. Respirer, c't'important.»
Ce seul et unique conseil a forgé votre caractère.
Vous prenez une grande inspiration. Après tout, respirer, c'est important. Vous êtes Billy. Et votre destin n'est plus ici. Mais que faire? Allez ici.